À vingt mille pieds de se retrouver

|Entrevue

Les grandes épreuves de la vie sont parfois des catalyseurs qui permettent d’emprunter une tangente personnelle insoupçonnée. Plonger tête première dans l’action fut le réflexe d’Alain Champagne à la suite du décès de sa fille Amélie, celle-ci s’étant enlevé la vie après avoir lutté contre des complications liées à la maladie de Lyme. Son ascension du Kilimandjaro, en février dernier, s’est inscrite dans cette lignée… mais qu’en fût-il de ce désir profond de se retrouver 20 000 pieds plus près d’elle ?

Alain, est-ce que ça prend des projets extrêmes comme gravir le Kilimandjaro pour surmonter un deuil, selon toi ?

Je ne peux pas parler pour les autres. Il n’y a pas une personne sur Terre qui vivra un deuil de la même façon : certains « se perdent » dans certaines activités — et je peux tellement comprendre pourquoi —, d’autres, comme moi, se lancent frénétiquement dans l’action. Le réflexe de survie nous amène à chercher une soupape… quelque chose qui permettra de traverser le temps afin que la souffrance puisse s’atténuer. C’est ce qui m’a mené à organiser toutes sortes de projets, dont celui de faire faire une sculpture en l’honneur de ma fille ; à créer le Fonds Amélie Champagne pour soutenir les personnes aux prises avec la maladie de Lyme ; à organiser des tournois sportifs pour récolter des fonds ; à participer activement à l’enquête publique; puis à gravir le Kilimandjaro. J’ai besoin de sentir plus que jamais que je peux faire une différence dans la vie des gens afin qu’ils n’aient pas à vivre ce qu’on a vécu, soit une errance médicale pendant des années et un manque de prise en charge au niveau de la détresse psychologique d’Amélie.

Est-ce que ces projets t’ont aidé jusqu’à présent ?

Oui, beaucoup. Je peux aujourd’hui affirmer que je me sens plus vibrant qu’il y a un an. Avoir l’impression de faire quelque chose d’utile, ça me permet d’espérer malgré tout que tout ça n’est pas arrivé pour rien. Amélie était une personne avec un cœur immense, qui avait toujours à cœur d’aider les autres. Faire œuvre utile me permet de croire que je poursuis sa volonté de faire sa part pour un monde meilleur. Et ça me fait du bien.

Donc, l’ascension du Kilimandjaro fut une autre façon, pour toi, de perpétuer sa mémoire, tout en aidant le Fonds Amélie Champagne ?

Oui… et non. Je l’ai surtout fait pour me mettre au défi et pour me rapprocher de mon fils, Mathieu. Ça été une expérience extrêmement confrontante, tant pour lui, pour moi… que pour nous deux. En fait, j’ai initié ce projet au départ parce que l’ascension du Kilimandjaro faisait partie de ma « bucket list ». Les circonstances ont accéléré la concrétisation de ce rêve. Mathieu a tout de suite accepté de relever le défi avec moi, et Nicolas, le conjoint d’Amélie, s’est évidemment joint au projet. Quatre de mes grands amis ont manifesté le désir de nous accompagner avec leurs fils. On était donc 10 en tout, en plus des 40 guides et porteurs tanzaniens.

Est-ce que ton souhait de te rapprocher de ton fils a été exaucé ?

Oui, par chance. Notre relation s’est approfondie. J’en suis profondément heureux… et soulagé, car on ne sait jamais la façon dont on ressortira de ce genre d’expérience ; c’est très chargé en émotions. Ça n’a pas été facile tous les jours, mais le Kilimandjaro m’a surtout fait découvrir un jeune homme passionné, d’une grande sensibilité, qui a une aisance à créer des liens avec les autres. Il avait tellement d’énergie que les guides l’appelaient « la chèvre des montagnes » ! (rires) Il nous a photographiés et filmés tout au long du parcours (son autre surnom était Paparazzi !), malgré ses propres défis. Il est devenu un peu la « mascotte » du groupe, et ça me rendait vraiment heureux de le voir s’épanouir comme ça. Il était dans son élément malgré l’environnement hostile, inconfortable et parfois inquiétant. Il gardait le moral et son énergie était contagieuse. On en avait bien besoin parce que c’est un défi de tous les instants là-bas. On doit constamment contrer les effets de l’altitude, de la fatigue, des douleurs physiques, du découragement, et j’en passe.

Qu’as-tu trouvé le plus difficile, justement ?

Par où commencer ? (rires) C’est le genre de défi où nos limites sont testées sans arrêt. Et à tous les niveaux. Ç’a évidemment été difficile physiquement : même si on s’entraîne pendant des mois, même si on a une forme olympique, rien ne nous prépare aux effets indésirables de l’altitude, en plus du manque de sommeil de qualité. On prenait tous du Diamox, un médicament prescrit spécifiquement pour pallier les changements de niveaux d’oxygène. C’est ce qui nous a permis de nous rendre, tous les 10, à 400 mètres du sommet, sans que personne n’ait abandonné en cours de route.

Il y a les défis psychologiques aussi. Ceux-là sont multiples. On passe par différents états émotionnels durant le trajet. En ce qui me concerne, j’ai dû, par exemple, maîtriser mon vertige, car depuis le départ d’Amélie, ça s’est exacerbé. Il y a un certain passage, entre autres, qu’on appelle le mur de Barranco, où on avait environ 1 ½ pied de large pour marcher, et où il fallait se coller à la paroi rocheuse pour avancer. Il ne fallait pas regarder en bas… et c’est ce qui est arrivé à mon ami qui était juste devant moi. Malgré ses séances d’hypnose pour atténuer sa peur des hauteurs, il a figé. J’ai dû me contrôler pour ne pas laisser ma propre peur m’envahir parce que, sans le vouloir, il me transférait son anxiété. On a finalement réussi à traverser le mur qui était seulement d’une douzaine de pieds, mais qui nous ont paru tellement plus longs. Par chance, au retour, on passait par un autre chemin ! Puis, il y a eu l’épreuve de la dernière nuit, qui a été le plus gros de nos défis, toutes catégories confondues…

Qu’est-il arrivé ?

Il est arrivé des conditions météorologiques que même les guides n’avaient jamais expérimentées. Ils avaient tous entre 250 et 300 montées derrière la cravate, et j’ai tout de même lu la peur dans leurs yeux.

L’expérience ultime de l’ascension du Kilimandjaro est de quitter le dernier camp de nuit, avec des lampes frontales, pour arriver au sommet juste à temps pour voir le lever du soleil. Mais plus on avançait, plus les vents s’intensifiaient, à un point tel que nous avons dû tenter tant bien que mal de nous mettre à l’abri dans une crevasse pour nous protéger. Les vents ont atteint 130 km/h ! Les guides nous rattrapaient de justesse… partout, on sentait des mains sortir de la noirceur pour nous agripper. On pensait que de la grêle nous fouettait le visage, mais en fait, c’étaient des roches ! Un de mes amis a dû se mettre à plat ventre pour éviter de se faire pousser par les rafales. Ça devenait de plus en plus dangereux et la température tournait autour de ‑15/-20 avec le facteur éolien. On croisait d’autres grimpeurs qui rebroussaient chemin prématurément. Certains membres du groupe ont commencé à être en hypothermie, une autre a reçu une roche dans l’œil… bref, une décision s’imposait, et vite.

Ouf… l’intensité est palpable uniquement en t’écoutant ! Qu’avez-vous fait, donc ?

Quand on parle de repousser ses limites… l’épreuve de la dernière nuit, ce fut le cas. Je ne l’oublierai jamais. Puisque j’étais l’organisateur du groupe, que c’est moi qui avais lancé l’idée du projet, je me sentais responsable. Puis, j’avais fait la promesse de ramener tout le monde sain et sauf à la maison. J’échangeais avec les porteurs et les guides qui m’ont alors dit « This is very dangerous sir ». Le guide principal était incertain quant à la décision à prendre et demandait 30 minutes pour évaluer la situation. On était à 5 500 mètres… et le sommet est à 5 900 mètres. Est-ce qu’on pouvait tenter notre chance et marcher 2 h de plus pour parcourir les 400 mètres restants et atteindre notre objectif initial ? Vivre enfin le moment tant attendu ? Mais les vents ne diminuaient pas, le froid augmentait les risques d’hypothermie et d’engelures, sans compter les chutes dangereuses dues aux rafales. C’était surréel. D’un commun accord avec le guide en chef, j’ai dû prendre la difficile décision de redescendre.

Mais ce choix a alimenté les passions. La déception de ne pas atteindre le sommet était énorme pour certains des participants, et avec raison ! Le mécontentement était palpable… les conversations étaient enflammées… on s’entendait à peine à cause du vent… on était dans l’urgence d’agir. Bien sûr que je comprenais la déception ! Je la vivais, moi aussi ! Mais la sécurité devait passer en premier. Il fallait trancher, et prendre la meilleure décision dans les circonstances avec l’information disponible. Mon garçon était décidé à atteindre le sommet malgré tout… J’ai dû lui rappeler que j’avais déjà perdu 2 enfants mort-nés, en plus d’Amélie… et que je n’allais pas prendre la chance de le perdre, lui aussi. Je n’ai jamais ressenti autant de pression de toute ma vie : d’un côté, j’allais empêcher tout le groupe de vivre un des plus beaux moments de leur existence, et de l’autre, je risquais de mettre la vie de tous en danger. En plus, le temps jouait contre nous, car l’état de santé de certains membres du groupe commençait déjà à se détériorer.

Est-ce que le groupe a finalement fait la paix avec cette décision ?

Je dirais que les 2-3 h de descente ont aidé. Ça a permis aux tensions de s’atténuer. On a marché en silence… de façon quasi solennelle. On était en processus d’acceptation, chacun à notre rythme. Récolter le fruit de nos efforts en atteignant le sommet n’aura pas été pour nous. Il fallait se résigner. Mais est-ce que le plus important est le résultat ou le chemin parcouru menant à celui-ci ? Je ne savais plus… j’étais épuisé. Quand on est arrivés au camp de base, vers 6 h 30 du matin, les tempéraments s’étaient calmés. Et puisque la pression retombait, les blessures sont apparues. En plus de celui qui ne voyait plus d’un œil, deux autres personnes avaient trop mal aux articulations des jambes pour poursuivre. La descente est encore plus ardue que la montée : ce qu’on a gravi en 6 jours, on devait le descendre en 2 jours. C’est très intense. Ils ont donc été évacués en hélicoptère le lendemain matin.

Mais il y a tout de même eu des fiertés, des accomplissements tout au long du parcours ?

Bien sûr ! Premièrement, le fait que chaque personne ait eu la maturité de rebrousser chemin malgré le sentiment d’échec, j’en suis très fier. Puis, on est tout de même l’équipe qui s’est rendue le plus près du sommet cette nuit-là. On peut certainement souligner ça !

Je suis fier, aussi, qu’on ait réussi à être les 10 ensemble jusqu’au bout, et ça aurait été le cas si on avait atteint le sommet. C’est rare dans ce genre de défi puisque certaines personnes abandonnent en cours de route. On marchait d’ailleurs dans de très bons temps malgré les conditions météorologiques. J’ai été personnellement soulagé aussi par ma condition physique. J’ai eu 2 opérations au cours de l’année précédant le Kili, ce qui a retardé mon entraînement, mais mon corps a tout de même suivi le rythme. Après chaque jour réussi, on se valorisait simplement en constatant qu’on allait tous bien.

Ç’a été un beau travail d’équipe, autant entre nous qu’avec l’équipe de porteurs et de guides. La dynamique entre nous tous a évolué en cours de route à un point tel qu’on s’est beaucoup attachés à eux. On devient comme une grande famille en fin de compte. Nécessairement, ce genre d’épreuve crée un rapprochement entre les participants. Ça faisait chaud au cœur de constater tout ça.

Sur une de tes photos d’expédition, on voit qu’il est écrit « Pour Amé et Pat » sur un drapeau. Qui est Pat ?

Pat, c’est Patrice, le frère de mon grand ami Marc, qui a lui aussi disparu il y a quelques années. On a donc entamé l’ascension du Kili pour honorer sa mémoire en plus de celle d’Amélie. J’ai été vraiment touché de voir mon grand ami vivre des moments de conscience qui lui ont permis de faire la paix avec certains détails reliés au départ de son frère.

Es-tu parvenu à ressentir une certaine paix, toi aussi ?

Je suis parti avec l’objectif de me rapprocher de mon fils, mais également de ressentir plus fort et profondément la présence d’Amélie, en étant 20 000 pieds plus près d’elle. Pour Mathieu, Nicolas et moi, l’ascension du Kilimandjaro se voulait un genre de chemin de Compostelle, un processus introspectif afin d’être en pleine communion avec elle.

Il y a eu des moments de grâce, comme lorsqu’on est arrivés au-dessus des nuages pour la première fois. Ç’a été un instant de grande émotion parce que là, on a réalisé qu’on s’était, en quelque sorte, rapprochés physiquement d’Amélie. Je me suis retourné vers Nicolas et je savais qu’on vivait les mêmes émotions. La première fois qu’on a vu le sommet du Kili, aussi. La montagne s’est déployée sous nos yeux au détour d’un chemin. Voir cette prestance, cette magnifique somptuosité se révéler à toi, c’est une grande leçon d’humilité. C’est à couper le souffle.

Lors de ces moments, on aurait dit que la magie opérait… qu’il y avait une synchronicité entre tous les éléments pour qu’on se sente en harmonie avec eux. Je me sentais hors du temps et du monde réel. Il y a eu un coucher de soleil un jour, à environ 4600 mètres, d’une beauté indescriptible, où on commençait à voir les étoiles en même temps que le soleil tombait. Puis, les lumières des villages au loin. Ç’a été les 15 minutes les plus émotives du périple pour moi et pour la plupart des participants, je crois. Pour Amélie, les couchers de soleil étaient ce qui l’émerveillait le plus, alors, vous imaginez bien que c’était chargé en émotions. Je me suis d’ailleurs fait tatouer un coucher de soleil sur l’arrière de l’épaule droite l’an passé, accompagné d’une montagne et de toutes les choses qu’elle préférait.

Pour ce qui est de la paix intérieure que j’étais venu chercher au Kili, ça va me prendre un peu plus de recul. J’ai encore besoin d’intégrer les événements avant de pouvoir vraiment apprécier l’expérience. On a vécu beaucoup de situations inattendues, voire traumatisantes quand je pense à la dernière nuit ; mon processus personnel et spirituel a été mis de côté par la force des choses. Comme pour l’atteinte du sommet, finalement, il y a eu trop d’événements hors de mon contrôle pour que je puisse faire les prises de conscience anticipées. Ç’a été différent de ce à quoi je m’attendais.

Mais c’est un peu ça, un pèlerinage : il y a des bonnes et de moins bonnes journées, non ?

Oui, c’est vrai. Mais en 8 jours, c’est court. Peut-être que mes attentes étaient irréalistes aussi. D’un autre côté, je n’ai pas beaucoup de questions non répondues avec Amélie. Ce n’était pas une quête de réponses… je suis totalement en paix avec la relation qu’on avait, une relation d’exception dont je m’ennuie tous les jours. Je voulais simplement… je souhaitais juste me sentir en communion avec elle, pour quelques minutes. Parfois, peut-être dû à l’altitude et la fatigue, j’avais espoir qu’elle était moins loin… que j’étais plus près d’elle que je ne pourrai jamais l’être, jusqu’à ce que je quitte ce monde moi-même, un jour.

Mais bon, je suis quelqu’un d’assez terre-à-terre aussi ; je sais pertinemment que c’est romantique de se dire ça. En réalité, ça ne change rien. Que je sois à 20 pieds du sol ou à 20 000 pieds plus haut, c’est en moi que je continue de ressentir la plus belle, la plus pure des connexions avec ma fille.

Est-ce que ce ne serait pas, justement, ce que le Kilimandjaro t’aura permis de réaliser?

Tout au long de l’ascension du Kili, j’ai souvent ressenti un grand vide. Malgré le fait que je me « rapprochais » d’Amélie en altitude, je me sentais en même temps tellement loin d’elle. Je ne ressens donc plus le besoin de surmonter des obstacles, naturels ou artificiels, pour me retrouver plus près de ma fille.

C’est la raison pour laquelle je ne suis pas si déçu de ne pas avoir atteint le sommet. J’ai eu la confirmation que ma relation avec ma fille était plus forte que n’importe quelle tempête. Que n’importe quel défi. Tous les jours, je sens cette complicité, cet amour inconditionnel pour elle… au point où le Kili est devenu accessoire. Je vais continuer mes initiatives pour aider la santé mentale et les victimes de la maladie de Lyme, mais ce ne sera plus une quête ou pour combler un manque. Je n’ai plus besoin de la chercher : Amélie est en moi. Pour toujours. Ça m’aura pris 20 000 pieds pour le réaliser.

S’il y avait plus de personnes conscientes, authentiques et bienveillantes comme toi et Amélie, notre société irait tellement mieux! Merci pour toutes ces initiatives, au service du bien. Merci également, Alain, de faire honneur au sacré… qui est le respect du vivant dans sa manifestation la plus pure. Tu es grand.

Pour saisir l’essence même de cette aventure extraordinaire, découvrez le montage vidéo réalisé par Mathieu, le fils d’Alain, à l’issue de l’expédition !

***L’ascension du Kilimandjaro a permis à Alain Champagne et son équipe d’amasser plus de 20 000 $ pour le Fonds Amélie Champagne.

Amélie

Amélie

Amélie