Femme, mère, immigrante… et vice-présidente

|Entrevue

Pour conclure le Mois de la diversité, nous avons invité Rita Kataroyan, vice-présidente Stratégie, Innovation et Commercialisation du Groupe Maurice, à nous partager son histoire. Gardienne de l’image de marque du Groupe Maurice depuis près de 20 ans, elle a tenu à bout de bras le positionnement et les communications de l’entreprise depuis ses prémices. Ses connaissances approfondies de la réalité des aînés et du milieu des RPA ont fait d’elle une leader pluridisciplinaire essentielle à l’organisation. Rencontrez cette femme de tête et de cœur d’origine arménienne, celle qui ne se définit jamais par son titre puisque dans son cœur, elle est avant tout une femme, une mère et une conjointe qui n’a jamais voulu faire de concessions.

Rita, tu es d’origine arménienne, mais tu es née ici, n’est-ce pas?

Oui, effectivement. Mes parents ont immigré en 1968, et je suis née en 1973. Je suis la seule de ma famille à être née à Montréal. Je me souviens qu’on habitait dans un petit appartement… toujours plein de monde ! Au fil des années, plusieurs membres de ma famille sont venus nous rejoindre et ils arrivaient avec trois fois rien. On était donc leur famille d’accueil jusqu’à ce qu’ils se trouvent un lieu pour habiter. Je peux te dire que l’Oratoire Saint-Joseph et les chutes Niagara, je les connais par cœur !

Chaque fois que quelqu’un arrivait, on faisait la tournée des sites touristiques (rires) ! Mais c’était RICHE, c’était L’FUN ! Il y avait toujours plein de monde autour de la table le soir qui riait et relatait des souvenirs. Il y avait de l’entraide, de la solidarité… c’était l’humain dans ce qu’il a de plus beau.

Te sens-tu plus Arménienne ou Québécoise?

Les deux, parce que même si je suis née ici, j’ai grandi et me suis beaucoup impliquée dans la communauté arménienne de Montréal. J’ai donc ressenti la dichotomie que vit toute personne issue d’un pays étranger : le souci de s’intégrer dans son nouveau chez-soi, mais en même temps, de conserver son héritage et ses origines. Cette dichotomie ne disparaît jamais, tu apprends juste à la gérer. Parce qu’on s’en fout où on naît physiquement. La vraie identité se forge avec l’environnement dans lequel on évolue et les personnes qu’on côtoie au quotidien.

As-tu déjà ressenti de la discrimination en lien avec ton origine ethnique?

Non, heureusement. Mais je crois que c’est dû au fait que j’ai fréquenté des écoles et des gens issus de la même culture que moi tout au long de ma jeunesse. Je me sentais en sécurité parce que j’étais peu confrontée aux différences, justement. C’est à l’université que je me suis vraiment ouverte au monde. J’ai alors délibérément choisi d’aller à l’Université de Montréal pour améliorer mon intégration à la culture québécoise.

Mais ce qui a le plus contribué à cette familiarisation, c’est le fait que j’ai marié un Québécois — un bleuet du Lac-Saint-Jean en plus ! —, et que je travaille depuis près de 20 ans dans une entreprise québécoise. Là où j’ai davantage senti de discrimination, c’est en lien avec mon genre féminin.

Ah oui? Le fait d’être femme t’a davantage «nui» que le fait d’être immigrante?

Absolument. Principalement dans mon milieu de travail, surtout dans mes débuts, et ce, autant à mon égard qu’envers toutes les magnifiques femmes que j’ai pu cotôyer au bureau. J’ai souvent senti que notre genre teintait la perception des gens. Plus jeune, je faisais tellement d’efforts pour prouver mon intelligence, pour « mériter ma place » !

Et malgré tous ces efforts, l’impression que je laissais était souvent basée sur mon apparence physique. Ça m’affectait énormément quand j’entendais des gens me décrire avec des qualitatifs qui n’avaient rien à voir avec mes ambitions. Je me demandais toujours : « Mais, est-ce qu’ils me voient vraiment » ?

Heureusement on a de quoi être fiers au Groupe Maurice : on se distingue par la parité au sein de notre comité de direction qui traduit des valeurs d’égalité et de justice. Malheureusement ce n’est pas la norme et l’effort que doivent parfois déployer les femmes pour être prises au sérieux, pour être considérées à leur juste valeur, est bien plus grand que celui des hommes. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour atteindre une réelle équité en société.

À quoi est-ce dû, selon toi?

Je pense qu’on a un manque de confiance en soi intrinsèque qui nous empêche de nous valoriser. Les hommes ont davantage de facilité à se dire « si je ne possède pas toutes les qualités requises pour ce poste, ce n’est pas grave, je vais apprendre ». À l’inverse, les femmes attendent de posséder tous les critères demandés avant de poser leur candidature. Elles passent alors à côté de belles occasions. C’est tellement dommage…

Et puis, il y a les biais inconscients. Il a été démontré par plusieurs recherches qu’en recrutement, on juge la pertinence d’une candidature masculine selon son potentiel ; pour la femme, c’est selon son expérience. J’ai de la difficulté à terminer cette phrase tellement ça me révolte. Voilà où réside toute l’importance d’être solidaires, de se rappeler, ensemble, qu’on a tout ce qu’il faut — et même plus ! —, pour réussir. « Fais-le, vas-y, pose-la ta question ! Prends ta place ! Et ose t’asseoir au bout de la table en réunion ! », voilà ce que j’ai envie de dire aux femmes !

Quelle est la plus grande force des femmes à ton avis?

Il y en a tellement ! La sensibilité et l’émotivité en font partie. Quand je fais le bilan de ma carrière, ces qualités ont été à la base de plusieurs grandes décisions que j’ai prises. Ça m’a servi « big time » ! Ce sont définitivement mes plus grandes forces, car elles font appel à mon instinct et à mon ressenti. C’est assez rare de se tromper quand on écoute notre petite voix intérieure. Pourtant, j’ai souvent senti que c’était un « défaut professionnel » aux yeux des autres.

Est-ce que pour devenir vice-présidente, il faut être une femme qui véhicule une attitude et des valeurs masculines?

C’est une bonne question… à laquelle je n’ai pas de réponse. Je ne peux que parler de la façon dont moi j’ai vécu mon parcours professionnel. C’est certain qu’après presque 20 ans dans la même organisation, j’ai fait mes preuves. Il faut que je continue à performer, mais mes collègues savent ce que je vaux.

Au tout début de ma carrière, par contre, oui. Je m’efforçais de démontrer une attitude davantage masculine, à tort ou à raison, autant dans mes façons de faire que dans ma perception du monde et de mon entourage. Je pensais que c’était plus probable d’aboutir à mes objectifs avec cette façade-là. Le mot clé ici est « façade ». Maintenant, puisque je n’ai plus de craintes quant à ma crédibilité, je peux davantage démontrer une vulnérabilité et mon côté féminin sans avoir peur que ça joue contre moi.

Mon souhait serait que les hommes nous rejoignent à mi-chemin, qu’ils embrassent de plus en plus les valeurs féminines. Je considère que les personnes de genre masculin capables de faire preuve d’écoute, d’empathie ou qui n’ont pas peur de démontrer leur vulnérabilité sont celles qui se distinguent le plus. Parvenir à avoir cet équilibre en chacun de nous est notre salut, à mon avis.

C’est tout de même dommage que le réflexe soit de taire sa féminité pour réussir professionnellement, non?

Oui, en effet… mais dans mon rôle, il y a beaucoup de responsabilités à assumer. On a des objectifs à atteindre et je voyais mal comment ça aurait pu être autrement. Ça exige de la discipline et ça peut effectivement donner l’impression que c’est dépourvu d’émotions, mais ça vient avec des défis vraiment excitants aussi. C’est un poste exigeant où il y a énormément de décisions à prendre qui auront des répercussions sur plusieurs personnes. N’est pas vice-président qui veut : il faut être prêt à faire certains sacrifices. Mais ça vient avec beaucoup de gratifications aussi.

Mais je suis également une femme, une maman, une amie, une sœur… j’ai été la fille et l’aidante naturelle de mes deux parents… Pour faire coexister tout ça en même temps et dans une seule et unique vie, chaque minute est calculée, chaque journée planifiée, incluant ce que je mange et à quelle heure je le fais. Alors, oui, on est dans l’action. Mais je suis une personne qui carbure à l’adrénaline. J’aime ça, quelque part, parce que c’est le choix que j’ai fait et personne ne m’a tordu un bras pour ça. Il n’est pas question que je me victimise ici !

Mais alors, comment en es-tu parvenue à conjuguer tous ces rôles?

Avec le recul, je crois que c’est dû au fait que je ne voulais rien sacrifier. De l’extérieur, ça donnait l’impression que j’étais une « superwoman », mais ce n’était pas le cas : j’étais épuisée. Tous les jours. Tout le temps. Tout était parfait cependant : ma carrière, ma famille, ma maison… tout ! Comprenez-moi bien : chaque chose que j’ai faite m’a apporté beaucoup de bonheur. Ce qui a eu un effet pervers, c’est quand j’ai essayé de les accomplir toutes en même temps, sans jamais compromettre le niveau de qualité. Ça, c’est malsain.

Je dois également donner énormément de crédit à mon mari. On parle souvent de l’importance de bien s’entourer au travail, mais c’est encore plus vrai à la maison. Si j’ai pu conjuguer tous mes rôles, c’est grâce à la présence constante de mon conjoint. Il est la plus grande source d’équilibre dans ma vie, un pilier qui a su autant m’encourager que me protéger, et tout ça, malgré sa propre carrière ! Il voyait en moi des choses dont je ne soupçonnais même pas l’existence… et il m’a convaincue que j’avais le droit d’aller chercher la parité.

Si c’était à refaire, qu’est-ce que tu changerais?

Je prioriserais tellement plus ! Il faut savoir mettre des choses de côté, être capable de se dire « ça, ça va attendre ». Je n’ai pas fait ça. Tout était au même niveau d’importance… et j’en ai payé le prix. J’ai beaucoup trop donné. Je COMMENCE à être capable de mieux équilibrer ma vie.

S’il fallait que je coache des femmes, je leur donnerais assurément ce conseil : prioriser, c’est être capable de vraiment laisser quelque chose de côté, physiquement ET mentalement. En tant que femme, on a une charge mentale constante : même si on est quelque part, on pense au fait qu’on n’est pas ailleurs. On s’épuise à penser à ce qui est en train de se faire en notre absence. Ce n’est pas ça, prioriser.

Et puis, dans un rôle tel que celui de vice-présidente, on est tellement conditionnée à prendre des décisions, à être proactive que c’est parfois difficile de ne pas l’être aussi à la maison. Il faut apprendre à lâcher prise, à laisser les autres décider aussi. Le piège, lorsqu’on a un travail prenant, est de s’identifier à son rôle professionnel. Il faut être extrêmement vigilante parce que ce n’est sain pour personne.

Mais c’est tout de même la ténacité qui t’a menée à réussir ta vie, non?

C’est quoi, réussir ? Aujourd’hui, je peux affirmer que réussir, c’est me sentir libre, vivante, et ne pas avoir de regrets. C’est faire des choses qui me procurent de la joie. Ça n’a rien à voir avec mon titre ou mes fonctions : c’est la façon dont je me sens intrinsèquement qui importe. Ce n’est plus d’aller chercher le bonheur à l’extérieur de moi. Ça semble simple à faire, mais je peux vous confirmer que c’est mal maîtrisé par plusieurs, et je m’inclus là-dedans puisque ce fut le cas pendant de nombreuses années !

Est-ce qu’en début de carrière, tu pensais que tu devais en faire plus que les autres pour te sentir accomplie?

Oui. Je voulais démontrer aux gens que j’étais plus que la « belle robe ». J’ai dû me piler sur le cœur à plusieurs reprises pour cela. Le moment le plus anxiogène que j’ai eu à vivre dans ma vie professionnelle — malgré le fait que j’ai eu à gérer de gros dossiers, de gros projets ou de grandes équipes —, a été d’être encore en réunion à 16 h, un 31 octobre, alors que j’avais 2 enfants qui m’attendaient à la maison pour que je les maquille pour l’Halloween. Heureusement, je vois une belle évolution : la conciliation travail-famille fait désormais partie des exigences des employés et, de plus en plus, des priorités des entreprises… et avec raison !

Aujourd’hui avec les conditions des femmes dans les grandes entreprises, as-tu espoir?

On s’en va dans le bon sens, mais ça n’avance pas assez rapidement. Encore, aujourd’hui, en Amérique du Nord, le taux de scolarité d’études supérieures (donc de niveaux maîtrise et doctorat) est plus élevé chez les femmes que chez les hommes. Mais, trop souvent, le salaire des femmes est moindre. La proportion de femmes dans les conseils d’administration, ou le nombre de chefs d’entreprises féminins est également faible. On sait que ce n’est pas parce qu’elles manquent de compétences ! C’est quoi alors ? Il y a encore un bloqueur…

Est-ce que le bloqueur est chez la femme ou en milieu de travail selon toi?

Les deux. Toute relation saine est bidirectionnelle : ça prend donc un environnement ouvert, respectueux et accueillant, mais aussi une personne qui démontre de la volonté pour démentir les préjugés.

Il y a encore plein de stigmatisation. J’ai réalisé dernièrement que, pendant longtemps, je disais que j’étais responsable du marketing quand je rencontrais quelqu’un, pas vice-présidente. C’est fou, hein ? Comme si j’avais peur d’être jugée ou de passer pour quelqu’un qui se vante si je prononçais mon titre. J’ai travaillé fort pour arriver là pourtant ! Un gars ne ferait jamais ça.

Quelle est la solution selon toi? Par où faut-il commencer?

Par prendre conscience de tout ce qu’on est. Il faut, tous les jours, reconnaître nos forces et honorer les qualités qui nous rendent si uniques, si fortes. Nous devons avoir une façon plus honnête et plus juste de nous percevoir.

Est-ce qu’il y a un avenir pour les femmes dans des rôles exécutifs?

Oui, mais il faut des changements. Les études sont faites : 40 % des femmes occupant une fonction exécutive doivent abandonner leur carrière ou se faire attribuer moins de responsabilités avec l’arrivée de la ménopause. Cette réalité participe à creuser le fossé entre les hommes et les femmes.

 Il faut l’admettre : le manque de connaissances de la réalité physique et émotionnelle des femmes est flagrant. On doit entamer le dialogue sur le sujet pour qu’il y ait plus d’empathie et de recherche de solutions. Au Groupe Maurice, on est chanceux : avec une gestion aussi humaine et à l’écoute, il y a de l’espoir pour qu’on puisse s’émanciper encore plus comme professionnelles. Je ne serais pas au Groupe depuis aussi longtemps si ce n’était pas le cas.

Est-ce que la pénurie de main-d’œuvre force les entreprises à avoir une plus grande ouverture face à la réalité des femmes en milieu de travail?

Plus que la pénurie de main-d’œuvre, ce sera la nouvelle génération d’employés qui dictera la voie. Les leaders de demain, ce sont nos enfants ! Ils sont ouverts sur le monde en plus d’être capables de mettre des limites. Les jeunes veulent sauver la planète, sans compromettre leur bien-être individuel.

Ça va aider les femmes, ça. Ils vont apprendre de nos erreurs et faire mieux ! Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on n’ait plus besoin d’exemples parce que ce sera devenu la norme. Je pense que c’est comme ça que le vrai changement s’opèrera, et si j’ai pu contribuer un peu à cela dans mon environnement immédiat, ce sera ça ma réelle réussite pour l’avenir.

Et l’avenir est prometteur, j’en suis certaine. Et si je ne peux pas en être témoin de mon vivant, je reviendrai sur Terre pour le constater… en tant que femme arménienne, sans contredit !

Rita, ta profondeur, ta transparence et ta générosité sont touchantes. Mission accomplie : par ce témoignage, tu allumeras assurément quelques lumières en nous, ce qui nous aidera à y voir plus clair quant à l’équité, la diversité et l’inclusion en milieu de travail. Au nom de celles et ceux qui te liront, merci.