Femme, noire et immigrante : la trilogie du succès d’Yvette Bonny

|Entrevue

Yvette Bonny s’est créé une vie, une histoire… une réputation inébranlable basée sur une carrière extraordinaire. Et pour cause : être la première médecin à exécuter une greffe de moelle osseuse au Québec, sur une enfant qui plus est, est remarquable. Mais cette crédibilité, elle ne l’a pas obtenue gratuitement. Portrait d’un modèle de femme de tête, de cœur, mais surtout, d’humanité.

Madame Bonny, à 85 ans, réalisez-vous toute l’énergie que vous dégagez ?

J’ai toujours été comme ça ! Quand on fait des soupers anniversaire à la résidence, je suis celle qui fait le tour de chacune des tables, sans exception, pour aller dire bonjour. J’aime les gens. Je m’alimente du contact humain. C’est ce qui me donne le plus de force et de vitalité. Et puis, en vieillissant, je me sens encore plus libre d’être qui je suis, sans contraintes. Je parle à tout le monde, les hommes comme les femmes, ça ne fait pas de différence pour moi. J’ai tellement travaillé longtemps dans un milieu masculin ! Je suis à l’aise avec tout le monde.

D’où est-ce que cela provient ? De vos parents ?

Je ne sais pas. Je ne crois pas, parce que ma mère disait toujours « Yvette, je l’ai échappée. C’est un vrai garçon manqué » ! Aujourd’hui, j’en ris, mais combien de fois je l’ai entendue dire ça ! Il faut dire que je défiais souvent les concepts préétablis. Il n’y avait rien à mon épreuve ! Je rentrais toujours plus tard que l’heure permise à la maison ; les journées n’étaient pas assez longues pour moi ! J’étais avec mes amis à faire du bénévolat, notamment. J’étais la médecin de mon groupe de guides chez les scouts. Mais les « filles de bonne famille » ne devaient pas rentrer tard. Alors, évidemment, je me faisais réprimander ! (rires)

Est-ce ce tempérament qui vous a mené aussi loin ?

Sûrement. C’était en moi. À 6 ans, j’ai annoncé à mes parents que je voulais être médecin et je n’ai jamais changé d’idée. J’ai fait mes études chez les Sœurs. La dernière année, on nous demandait ce qu’on voulait faire comme profession plus tard. La plupart des élèves répondaient « mère de famille » ou « religieuse ». Je n’en revenais pas. Moi, voulais être médecin ! Je me souviendrai toujours de leur réponse : « Mais Yvette, on ne vous a pas élevée pour ça ! Savez-vous qu’il va y avoir des garçons ? »

Mes parents ont également tenté de me dissuader en affirmant que la médecine n’était pas un milieu pour une femme. « Et puis, t’es trop jeune ! Et on ne peut pas assumer tes études ». Ils voulaient que j’aille à l’école normale supérieure pour devenir enseignante : tout le monde était professeur à la maison ! Il faut se rappeler qu’on est en Haïti en 1953 et à l’époque, les parents guidaient les choix de carrière des enfants. Mais j’avais 15 ans, la vie devant moi et rien ne m’arrêterait. Je leur ai tenu tête.

Pourquoi être venue au Québec aussi jeune qu’à 23 ans ?

Pour me perfectionner en pédiatrie. Il y avait beaucoup de mortalité infantile en Haïti à l’époque. Je suis donc partie de mon pays le 18 juin 1961 pour venir étudier au Québec. Mon objectif était de retourner ensuite aider les enfants haïtiens. Cependant, le contexte politique difficile de là-bas m’a dissuadée. Je n’avais pas un sou et seulement un visa d’étudiante en poche. À l’époque, un résident en médecine gagnait 75 $ aux deux semaines, en plus d’être logé et nourri. Alors j’ai entamé une deuxième spécialité, en hématologie.

Et comment en êtes-vous arrivée à faire cette première greffe de moelle osseuse ?

Ce n’est pas juste moi qui suis derrière ce bel accomplissement : on était toute une équipe. On a été confrontés à la situation de Sonia, une jeune fille de 12 ans qui pouvait décéder à tout moment d’une hémorragie. La greffe était le seul moyen de la sauver. Elle était partie à son cours de gymnastique lorsque j’ai appelé sa famille pour la convoquer d’urgence à l’hôpital. Imaginez !

Au départ, la solution était qu’elle parte se faire opérer à New York, Seattle ou Boston, les villes où les greffes de moelle osseuse étaient déjà pratiquées. La famille n’avait cependant pas les moyens de financer ce voyage, en plus de ne pas parler anglais. Alors j’ai dit à mon équipe « On est prêt. On peut le faire ». On a trouvé un local et fait l’intervention. Ç’a sauvé la vie de Sonia. Ç’a également prouvé que le programme de greffe de l’hôpital avait sa raison d’être. Nous avons été pris au sérieux puisqu’une 2e greffe a été exécutée 6 mois plus tard. Là, on a eu un peu plus de temps pour se préparer.

Êtes-vous fière de la carrière que vous avez eue à partir de ce moment-là ?

Le mot carriériste est péjoratif dans mon cas. Tout le monde vantait mes exploits, mais pour moi, ça ne changeait rien. Chaque matin, j’arrivais à l’hôpital pour faire ce que je devais faire, et pour le faire du mieux possible. J’avais constamment les paroles de ma mère en tête : « Tout ce qui mérite d’être fait, mérite d’être bien fait ». Le reste s’est fait tout seul, un peu comme des morceaux de casse-tête qui s’emboîtent les uns dans les autres.

Avez-vous l’impression d’avoir eu à vous démarquer plus que les autres pour faire votre place ?

Oui. C’est l’impression que j’avais, mais je ne sais pas si c’était vrai. C’était un milieu super macho à l’époque. Une femme médecin, noire et immigrante… c’était d’emblée une trilogie de facteurs « défavorables » à ma réussite. La confiance de mes pairs n’était pas là du tout. Il fallait toujours que je me prouve. Quand je disais que j’allais faire telle ou telle chose, je voyais les points d’interrogation dans leurs yeux. Je savais qu’ils se demandaient « Est-ce qu’elle est vraiment capable ? », comme un leitmotiv. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Je me disais toujours : « Il faut que tu sois meilleure que les meilleurs ». Mais j’ai eu la chance de travailler avec une équipe où, dans l’ensemble, j’ai été bien reçue. Le plus difficile a été vécu avec les personnes qui ne me connaissaient pas.

Avez-vous des exemples ?

Je me souviendrai toujours de ce grand chirurgien qui est arrivé un jour dans le bureau que je partageais avec un autre hématologue. Je commençais à faire ma place à Maisonneuve-Rosemont. Toute l’équipe était partie manger, mais moi, je voulais rattraper mon temps. Quand on débute, on veut bien faire alors on est plus lents. Ce chirurgien de renom souhaitait avoir l’opinion d’un hématologue pour une analyse qu’il avait en main. Il me voit… IL ME VOIT, et il dit : « Oh, il n’y a personne ici… », et il repart ! Le chef technicien qui était sur place lui a alors dit : « Mais, vous n’avez pas vu Dr Bonny ? Venez, je vais vous la présenter ».

Un autre exemple est la fois où je devais faire une ponction lombaire avec une technicienne. Malgré mes diplômes, mon expérience et ma réputation, elle m’a tout de même demandé : « Vous êtes sûre de pouvoir faire ça ? »

J’ai vécu plusieurs situations de ce genre avant que mon travail soit reconnu et fasse tomber les balises. À un certain moment, les équipes demandaient que ce soit moi qui fasse les interventions désormais ! J’étais devenue la médecin prisée ! Ç’a été comme une douce vengeance.

Est-ce que vous croyez que c’est encore comme ça aujourd’hui, pour les femmes médecins ?

Non, par chance, ç’a beaucoup évolué. Quand je suis partie à la retraite, il y avait plusieurs femmes médecin dont 5 médecins noires à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Mais j’ai été longtemps la seule ! En Haïti, j’ai aussi été une des seules femmes à terminer mes études en médecine. J’en ai connu une autre seulement. Elle s’obligeait à s’habiller comme un homme, en complet foncé, avec de gros souliers. Pas de talons, pas de vêtements roses, pas de bijoux, rien ! Le message, c’était qu’il fallait « être un homme » pour être acceptée. Elle voulait faire disparaître la femme en elle aux yeux des autres, pour être prise au sérieux.

Vous sentiez-vous obligée de faire de même ?

Non. J’ai assumé dès le départ d’être une femme et j’ai montré que j’étais fière de l’être. J’étais habillée de façon classique, oui, mais c’était pour l’exercice de la fonction uniquement. Maintenant, les jeunes s’affirment, elles sont très « femmes », elles osent être elles-mêmes et c’est extraordinaire. Les mentalités ont évolué, mais il reste du travail à faire pour changer certains biais inconscients, surtout dans des milieux principalement masculins.

Quelles étaient les conséquences de toute cette énergie féminine bafouée, selon vous ?

Les gens ne savaient pas ce qu’ils perdaient en ignorant, voire en dénigrant l’apport féminin dans l’exercice de nos fonctions. Cette compassion, cette douceur… tout cet aspect rassurant et plus maternel est unique et crucial pour favoriser la guérison. Il y a toujours une petite touche humaine chez les femmes qui s’ajoute à l’aspect plus pragmatique d’une profession.

En tout cas, moi j’étais comme ça. Mais j’étais confrontée à des énergies masculines prônant l’efficacité qui me donnaient souvent l’impression d’être moins « performante » parce que je prenais le temps de parler aux patients. Je me faisais souvent dire : « Mon Dieu, enfin un docteur qui répond à nos questions » !

Malheureusement, ça va aller de mal en pis parce que les médecins ont de moins en moins de temps aujourd’hui. Ce sont les infirmières qui prennent la relève de l’aspect humain. Elles sont tellement importantes dans un système de santé !

Les conditions de travail se sont améliorées aussi, ne serait-ce que pour les congés parentaux !

Une chance que ç’a changé. Les pères sont plus présents et on a de meilleures conditions. Dans mon temps, ce n’était écrit nulle part dans nos contrats qu’on pouvait prendre des congés de maladie, encore moins des congés de grossesse ! Le lien d’attachement avec les enfants est tellement important au début de leur vie ! Ce n’est pas humain de se séparer d’un bébé de 3 mois pour aller travailler.

Qui est Yvette Bonny aujourd’hui ?

Outre le fait que je suis veuve, mon mari étant malheureusement décédé, je suis mère d’une belle fille de 48 ans. Je suis retraitée, mais les gens viennent encore me voir pour des conseils sur leur santé. Je mène donc encore une vie médicale active ! Ce n’est pas voulu ! Je garde pourtant une certaine distance, mais ça me rattrape, que je le veuille ou non. J’essaie d’aider certains amis aussi, pour aller à leurs rendez-vous médicaux, ou les soutenir après une opération. C’est mon bénévolat ! Je ne pense pas que je pourrais arrêter un jour. Ça fait trop partie de moi. Aujourd’hui dans La Presse justement, il y avait un article sur les maladies rares que j’ai lu aussitôt. Le milieu médical me passionnera toujours. Je continue de m’impliquer aussi auprès de certains départements de recherche. J’aime ça. Ça me garde allumée. Je suis encore curieuse. Je veux toujours tout savoir.

Quel autre domaine vous intéresse ?

L’art, la politique internationale… et le hockey ! Je suis une fan des Canadiens ! Ils me déçoivent présentement, mais je suis fidèle ! J’aimais beaucoup le soccer en Haïti, qui était le sport national, mais quand je suis arrivée au Québec, il n’y en avait presque pas. Alors je me suis tournée vers le hockey. C’était à l’époque où les Canadiens étaient les plus brillants au monde ! Guy Lafleur, Jean Béliveau… j’ai connu ça, moi !

Est-ce qu’on peut dire qu’on vieillit comme on a vécu ?

Absolument ! Je suis toujours aussi tannante ! (rires) Vieillir, pour moi, c’est continuer d’aider… et de vivre ! En aidant, ça me stimule aussi ! C’est ma source d’énergie pour aller plus loin encore ! On me demande souvent pourquoi je fais tout ce que je fais pour les autres, et je réponds qu’on ne sait jamais, un jour, ce sera peut-être moi qui aurai besoin d’aide. Il y a de l’altruisme, mais aussi un petit fond d’égoïsme dans tout ça !

Avec le recul, de quoi êtes-vous la plus heureuse de votre vie, aujourd’hui à 85 ans ?

Ç’a toujours été — et ce sera toujours — de voir un enfant guérir d’une maladie qui le condamnait. Mes patients ont été comme mes enfants… Et les parents de ces enfants sont souvent devenus des amis ! Ils m’adoptaient un peu comme un membre de leur famille. Oui, j’ai eu une belle carrière, mais un enfant guéri, il n’y a rien qui me rende plus heureuse.

Madame Bonny, votre énergie est contagieuse ! Vous êtes une inspiration qui nous prouve que rien n’est impossible lorsque le cœur guide nos choix ! Merci pour tout ce que vous avez fait, et pour ce que vous faites encore pour aider autrui. Merci d’être… vous !