Mon année avec Lucille

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« Oh ma belle Lucille, comme je l’aime… », furent les premières paroles de Caroline Laurence, partenaire d’affaires ressources humaines au Groupe Maurice, lorsque je lui ai demandé de nous parler de sa rencontre avec Lucille Meunier, une résidente du 22. Si l’année COVID en a éprouvé plus d’un, pour ces deux femmes, ce fut un cadeau porté par les hasards de la vie, la puissance de l’amitié et de l’amour réciproque. Voici le récit de Caroline. Je me devais de vous partager cette histoire, car il s’en vit trop peu, et elles font trop de bien…

Cupidon-COVID

Comme vous le savez, l’arrivée de la COVID-19 en résidence nous a obligés à respecter les règlements imposés par la Santé publique dès le début de l’année 2020. Mais ces restrictions ont reclus les résidents dans leur appartement pendant plusieurs mois, les confrontant ainsi à une certaine forme d’isolement. Pour en contrer les effets négatifs, nous avons demandé la contribution volontaire des employés du siège social afin que, tous les jours, les résidents habitant seuls reçoivent un appel de leur part, que ce soit pour parler de la pluie et du beau temps, pour raconter leur journée ou comment ils se sentent. Nous voulions qu’ils sachent qu’ils n’étaient pas seuls, que nous étions avec eux même de loin, et surtout, qu’ils gardent espoir, car cette pandémie aurait un jour une fin.

Je ne fus pas surpris de voir Caroline Laurence s’empresser de lever la main pour participer à cette initiative. Nous la connaissons tous, Caroline est une âme aimante, empathique et généreuse, une perle dans notre organisation. Or, pour elle, cette nouvelle tâche fut plus que quelques mots au bout d’une ligne ; ce fut un retour du balancier qui a parsemé son quotidien de moments magiques avec « sa belle Lucille ». Je lui laisse ici la parole, en sachant que son histoire touchera autant votre cœur qu’elle a empli le mien.

Ma Lucille bien-aimée

« Lucille était la 4e personne sur ma liste. On était au début du mois d’avril 2020. Le Groupe Maurice m’avait attribué 20 résidents à qui téléphoner quotidiennement. Dès la première journée, ma vie, alors pulsée par les aléas reliés à la COVID-19, tant au travail qu’avec ma famille, a changé de couleur. C’est difficile à croire, je sais que certains seront sceptiques, mais dès que Lucille a dit “Oui bonjour ?”, j’ai su que j’aimerais profondément cette personne à qui je me suis mise à me raconter, comme si on s’était toujours connues. Elle avait eu le même sentiment, je l’ai su quelques jours plus tard ; une espèce d’onde impalpable circulait entre nous, et à partir de ce moment, rien ni personne ne pouvait plus nous séparer. On a poursuivi nos appels quotidiens, même lorsque l’initiative du Groupe d’appeler les résidents a cessée. Lucille n’avait ni enfant ni parenté, et son conjoint était décédé depuis plus de 40 ans. Je l’appelais le matin en me levant et le soir en me couchant.

Tous les jours.

Pendant un an.

J’avais hâte à ces rencontres avec Lucille. Grâce à elles, j’ai vécu une année extraordinaire. Lucille m’a nourrie d’un bonheur indescriptible. Elle m’a fait rire aux éclats, pleurer, danser, réfléchir… C’est une femme tellement intelligente, allumée et épicurienne — mon Dieu qu’elle aimait les bons plats et goûter à tout —, habitée d’une joie de vivre incroyable. Malgré ses 97 ans bien sonnés, elle était solide sur ses deux pieds, les cheveux et les ongles toujours parfaits, les petites boucles accrochées aux oreilles, prête à toute éventualité. Cette femme ne s’est jamais abandonnée. Elle est demeurée présente, investie dans la vie. C’était un exemple d’avant-gardisme comme je n’avais jamais connu.

J’ai presque tout appris sur Lucille. Elle venait d’une famille de 7 ou 8 enfants dont elle était l’aînée. Mais au début du siècle, pour l’aînée d’une famille nombreuse, le sort est souvent jeté : Lucille n’a eu d’autre choix que de s’occuper de ses jeunes frères et sœurs plutôt que d’aller à l’école. Puisque sa mère était dépressive, donc peu aidante, son père a exigé d’elle qu’elle reste à la maison pour assurer le fonctionnement de la famille. Il n’y a pas une journée où Lucille ne me disait pas à quel point ce n’était pas dans sa nature de remplir ce rôle, à quel point ce n’était pas ce qu’elle a voulu. Elle voulait étudier, beaucoup, longtemps… et devenir médecin ! Elle était loin de toucher à son rêve…

Ma Lucille a donc eu une vie parsemée de deuils importants. Elle s’en est heureusement bien sortie, parce qu’elle a un moral et un tempérament incroyables, mais je vous jure que je ne connais pas beaucoup de personnes qui auraient traversé autant d’épreuves avec autant de résilience. C’est peut-être pour ça qu’elle a vécu si longtemps. Elle avait le don du bonheur.

Au début de sa jeune vie d’adulte, donc, Lucille a quitté le nid familial pour faire sa vie. Elle s’est mariée assez tard pour l’époque, soit dans la trentaine, avec son beau Robert, “Bob”, comme elle l’appelait si chaleureusement. Il était pompier. À l’époque, le métier était encore plus dangereux pour la santé qu’il ne l’est aujourd’hui, car les produits utilisés pour éteindre les incendies étaient très toxiques. Il est malheureusement décédé, à 48 ans, les poumons brûlés par ces substances. Ce qui est encore plus épouvantable dans cette histoire, c’est que, puisqu’il n’était pas décédé sur place, soit pendant qu’il éteignait un feu, Lucille n’a jamais eu droit à l’aide des assurances, les règlements étant beaucoup moins accommodants dans le temps.

Lucille fut dévastée. Ils n’avaient vécu que 17 ans ensemble. C’était l’amour de sa vie. Elle n’a jamais voulu se remarier… et c’était une belle femme, ma Lucille, dans son jeune temps ! Mais non. Elle était la femme d’un seul homme, fidèle à la vie à la mort.

L’autre grand drame de sa vie fut de perdre l’enfant qu’elle avait eu avec son beau Bob, dû à des erreurs médicales commises par le médecin qui l’a accouchée. Son bébé est décédé 3 h après sa naissance, mais puisqu’elle était en hémorragie et qu’ils ont dû l’hospitaliser d’urgence, elle n’a jamais pu prendre son petit dans ses bras avant qu’il décède. Je te raconte ça et j’en ai encore la chair de poule.

Mais comme c’est une résiliente, une femme qui s’est battue pour s’en sortir, pour garder la tête hors de l’eau malgré le fait qu’elle était sans enfant, sans mari et sans famille — son père ayant beaucoup contribué à la séparer de ses frères et sœurs, dû à des chicanes de famille —, elle a réussi à trouver le bonheur. C’est tout de même incroyable toute cette débrouillardise ! Lucille a vécu sa vie à sa façon, avec beaucoup d’indépendance, d’autonomie et surtout, d’intégrité. Elle s’est toujours arrangée pour ne manquer de rien et à défaut d’avoir une famille, elle s’en est créé une avec ses amis, avec les gens qu’elle rencontrait au passage. Un peu comme avec moi, finalement. Les enfants de ses amies sont devenus “ses enfants”. Elle les appelait “ses petites filles de cœur”. Elle m’appelait comme ça aussi…

Vous savez, Lucille, c’était une de ces rares personnes qui s’intéresse aux autres, qui est curieuse et qui vous pose toujours plein de questions sur vous. Après lui avoir demandé comment elle allait, elle me disait toujours : “OK, maintenant, parle-moi de toi. Comment a été ta journée ?” C’était impossible de ne pas l’aimer. Je pense que je lui ai dit mille fois “je t’aime”, pour toutes les fois où ces mots ont manqué dans sa vie.

 

Se voir, enfin !

J’avais tellement hâte de voir Lucille en chair et en os ! Elle avait beau être avant-gardiste, pour communiquer, c’était le téléphone maison. Elle n’avait pas de cellulaire, elle ne se sentait pas à l’aise avec la technologie. Quand on a enfin permis les visites en résidence, ç’a été une telle joie ! Je suis allée la voir avec mon chum parce qu’on voulait lui offrir de laver ses fenêtres. Elle était tellement contente ! On avait apporté le souper et on a mangé avec elle. Une autre fois, on est allés au restaurant.

À Noël, elle était au téléphone avec nous pendant notre souper de famille. Elle n’était pas encore tout à fait à l’aise de rencontrer plein de monde, la COVID lui faisant évidemment peur. Alors j’allais chez elle, avec Logan, mon chien. Lucille ADORAIT les animaux. C’était une passionnée de National Geographic. Logan a aussi créé un lien unique avec elle !

Je lui apportais alors des petits plats préparés, des galettes ou des desserts au sirop d’érable. Elle avait la dent sucrée ma Lucille ! Avant de partir de chez elle, je lui cachais tout plein de petits mots doux un peu partout. Par exemple, quand elle ouvrait son tiroir à brosse à dents, elle trouvait un petit papier avec, écrit dessus : “À ma grand-maman de cœur. Je vous aime ! Caro x.” Quand elle allait se coucher, elle sentait un papier sous son oreiller. Je me disais qu’au moins, avec ces petits mots, elle se sentirait moins seule. Elle ne méritait pas cette solitude. Personne ne mérite ça, en fait.

Au mois d’avril, je l’ai “forcée” à sortir enfin de chez elle pour venir souper chez moi. Je suis allée la chercher avec Logan. Elle s’était mise toute belle et sentait tellement bon… Je lui ai fait un super repas, qu’elle a mangé avec appétit. Je l’ai reçue comme une reine. Puis on a parlé longtemps. On a tellement ri aussi ! Lorsqu’elle est retournée chez elle, elle m’a dit : “Caro, c’est une des plus belles journées de ma vie.” Je n’en revenais pas! Elle allait avoir 98 ans! Je ne pouvais pas m’imaginer que ces petits plaisirs, tout simples pour moi, avaient composé une des plus belles journées de sa LONGUE vie ! Évidemment, je me suis mise à pleurer.

Une semaine après cette magnifique journée, le 24 avril, Lucille est décédée.

Son cœur l’a abandonné sans préavis, après un AVC qui l’avait mené à l’hôpital.

Elle est allée rejoindre son petit bébé et son mari chéri, qu’elle n’avait pas revus depuis 40 ans.

Pour moi, Lucille, c’était l’impossible incarné. Allumée comme elle l’était, ouverte d’esprit à ce point, ça ne se pouvait pas qu’elle ne soit plus là un jour. Je parlais de TOUT avec elle : de politique, de sexualité, de mort, de discriminations aussi, comme l’homosexualité ou le racisme… il n’y a pas un seul sujet qu’on n’a pas abordé en un an. C’est ça qui est extraordinaire : elle n’avait aucun jugement, aucun tabou. J’espérais que le Bon Dieu l’ait oubliée. Elle était trop jeune pour mourir.

Aujourd’hui, Lucille est avec moi. Je la porte dans mon cœur, dans mes souvenirs. J’ai une photo d’elle à côté de mon ordinateur et quand je travaille, ma Lucille est devant moi. Ç’a été une personne marquante, un exemple à suivre pour moi. Je pense que c’est important de continuer à faire vivre les personnes qu’on a aimées si fort. C’est pour cette raison que je suis heureuse de participer à ce blogue. C’est mon hommage, pour elle. Je me réjouis de savoir que, posthume, quelques personnes de plus connaitront l’histoire de cette femme moderne, résiliente et curieuse… de cette femme tellement attachante.

Pour moi, cette rencontre a été révélatrice de l’importance de vivre le moment présent, de prendre le temps de s’arrêter. C’est en m’arrêtant de travailler pour appeler des résidents que j’ai rencontré Lucille. Ç’a été de la lumière aussi, pendant une année si sombre. Il ne faisait pas beau dehors ? Pas grave, je parlerais à Lucille plus tard pour m’abreuver de soleil. Elle était toujours de bonne humeur.

Je pense qu’on s’est “trouvées” pour ça, parce qu’on avait le bonheur facile toutes les deux. Et si j’ai pu lui en apporter juste un peu plus durant la dernière année de sa vie, ça me console. Je me dis qu’elle a quitté ce monde, heureuse. Nous méritons tous d’avoir quelqu’un de bienveillant dans notre vie. Surtout vers la fin. Pour partir le sourire aux lèvres. En tout cas, c’est comme ça que je m’imagine le départ de ma Lucille. Et ça me fait du bien.

Au revoir ma Lucille. Merci de m’avoir laissé entrer dans ta vie, et d’être entré dans mon cœur. Il est encore plus grand grâce à toi. Je t’aimerai toujours.

Ta Caro. »